La victoire de la Chesapeake et de Yorktown, 5 septembre-19 octobre 1781

Bataille de la Chesapeake

Survenant alors que la guerre menée, tant en Amérique du Nord que dans le reste du monde, devenait pour le Royaume-Uni un fardeau insupportable, ce « Dien-Bien-Phu britannique » provoqua la chute du gouvernement North, la venue au pouvoir des partisans anglais d’une paix rapide, et fut le point de « non-retour » vers l’indépendance des États-Unis d’Amérique.

 

 

Deux facteurs particulièrement favorables sont réunis :

  • l’arrivée à maturité, chez les décideurs français, d’une conception stratégique victorieuse,
  • la parfaite entente des acteurs militaires impliqués : Washington, Rochambeau, de Grasse, jouant à merveille de la complémentarité de leurs talents et de leurs atouts.

Leur conjonction conduit à la victoire.

 

Maturation d’une stratégie

Le siège de YorktownProgressivement mise au point, elle touche différents domaines :

Une force navale.

George Washington a, le premier, compris combien était indispensable, pour le succès de la révolte des colons britanniques, une alliance avec le seul pays pouvant mettre en jeu des forces navales capables d’affronter la Royal Navy, d’où les traités du 6 février 1778. La guerre étendue à toutes les mers disperse en effet les efforts de l’adversaire, libère les flux de convois marchands, maintient la foi en l’indépendance de colons mieux ravitaillés.

L’Amérique plutôt que l’Europe.

La tentative en 1779, mise au point par le comte de Broglie et promue par les Espagnols, de faire lâcher prise à l’Anglais par un débarquement sur ses côtes s’avère trop coûteuse. Elle est, de plus, contraire à la politique de Vergennes de ne pas aller trop loin dans l’abaissement de son adversaire. La menace suffit cependant pour retenir, loin de l’Amérique, navires et régiments britanniques.

Un corps expéditionnaire.

Le comte d’Estaing, après trois vaines tentatives en 1778/79, aux abords de New York, puis à Newport, enfin à Savannah, revient convaincu que la projection de forces terrestres puissantes est indispensable pour emporter la décision. Fin janvier 1780, le Roi approuve la constitution d’un corps « d’expédition particulière » que l’escadre de Ternay va transporter de Brest à Newport. D’Estaing a, d’autre part, appelé l’attention de ses successeurs sur l’absolue nécessité de disposer de pilotes locaux pour opérer sur les côtes américaines.

New York ou la Virginie?

Les armées des deux alliés une fois réunies en juillet 1781, l’inclination politique de George Washington pour l’attaque de New York, cœur des forces britanniques en Amérique, paraît bientôt irréaliste compte tenu des forces en présence. À cette époque en effet, pour réussir un tel siège, les assiégeants doivent être au moins deux fois plus nombreux que les défenseurs. Or le gouverneur anglais vient de recevoir un double renfort : celui de trois mille hommes arrivés d’Europe et la garnison de Pensacola (position clé de la Floride occidentale) laissée libre de ses mouvements après sa capture, le 9mai 1781, par Galvez appuyé par l’escadre de Monteil. Le choix de l’appui à donner aux opérations terrestres est laissé à de Grasse par le ministre de la marine dans ses instructions. Éclairé par Rochambeau, qui lui demande en outre de l’argent et des renforts, l’amiral annonce son départ pour la Virginie.

Plus d’hommes et plus d’argent.

Les volontaires américains se font rares et sont peu équipés. Or le gouverneur de Saint-Domingue dispose des régiments devant faire les campagnes du printemps suivant aux Antilles. De Grasse les lui demande. Pour soutenir et alimenter une armée américaine fort éprouvée, des fonds sont nécessaires. Les gouverneurs français et espagnols n’en disposent pas. Ce sont les commerçants cubains qui vont s’avérer disposés à en offrir, soucieux qu’ils sont de se voir ouvrir le commerce du continent et de rompre le monopole de Madrid.

 

Une palette de talents décidés à s’entendre

Le siège de Yorktown

La réussite de 1781 doit tout à la parfaite entente et coopération des trois grands chefs, Washington, Rochambeau et de Grasse, assistés du concours efficace de plusieurs acteurs, parmi lesquels nous distinguerons Lilancourt, Barras et La Fayette.
Le général George Washington Fier, opiniâtre et néanmoins modeste, le général en chef est un homme qui sait écouter, faire confiance et apprendre. Il surmonte ses appréhensions contre l’ennemi héréditaire français, s’appuie au plan tactique sur l’ingénieur du Portail et sur la grande expérience de Rochambeau, laisse La Fayette, un jeune homme de vingt ans, à la tête de précieuses unités américaines qu’il conduira vaillamment.

Le comte de Rochambeau

Quand il s’est agi d’un chef pour « l’expédition particulière », Montbarrey, ministre de la guerre, a choisi un homme d’une expérience militaire éprouvée et capable d’accepter une subordination de principe à un général en chef moins aguerri, mais doté de la légitimité politique. Rochambeau obtient les moyens (artillerie de siège, cavalerie et intendance) nécessaires au succès, saura s’entendre avec l’Américain, conduire la campagne, puis le siège.

Le comte de Grasse

Succédant à Sartine qui a joué un rôle majeur dans le redressement de la marine royale, Castries saura choisir les hommes. Il envoie Suffren aux Indes et confie au comte de Grasse les forces qui vont aider les opérations continentales avant de se retourner contre les Antilles anglaises. Plus tard, c’est le comte d’Estaing qu’il chargera de mener les éventuelles campagnes de 1783.

De Grasse saura mettre en œuvre le message de Rochambeau, convaincre ceux qui en disposent de lui accorder les moyens nécessaires, réussir à la fois l’approche vers la baie de la Chesapeake, débarquer les contingents et affronter l’adversaire.
Fort des conseils de son prédécesseur, il demande que la Concorde qui assure sa liaison avec Rochambeau lui apporte les pilotes américains grâce auxquels il trompe l’armée navale de Hood en cinglant au nord par l’étroit canal des Bahamas.

Le comte de Lilancourt

Le gouverneur de Saint-Domingue ose, sans en avoir reçu la consigne, prélever sur les forces des Antilles trois mille cinq cents hommes placés sous le commandement du marquis de Saint-Simon, pour les confier à de Grasse en vue de l’opération combinée.

Le comte de Barras

Moins gradé mais plus ancien que de Grasse, il accepte néanmoins de se mettre à ses ordres. Il choisit et réussit un grand détour par le large pour acheminer depuis Newport la précieuse artillerie de siège apportée de France par Ternay, son prédécesseur.

Le marquis de La Fayette

Doté de ce même charisme exceptionnel qui lui jouera des tours en 1789, ce major général de vingt-quatre ans mène en Virginie une guerre de mouvement, contre des forces deux fois plus importantes, contient l’adversaire et lui rend la vie impossible. Quand les forces sont rassemblées devant York, il commande, par rotation avec deux autres généraux, l’ensemble des forces américaines présentes.

 

Ces hommes, cette stratégie vont triompher

La stratégie présentée ci-dessus a permis aux généraux de concentrer les forces capables de réduire l’adversaire. Pour une intelligence précise des combats, dont l’analyse tactique ne peut tenir dans ce court article, on se reportera avantageusement, pour les opérations terrestres, à l’étude de Bourgerie et Lesouef, professeurs à l’École de guerre, ainsi qu’à la « La route de Yorktown », reconstitution historique du général Forray, ancien chef d’état-major français pendant la Guerre du Golfe ; pour la mer, les travaux du professeur Patrick Villiers font autorité.
Les cartes ci-contre montrent les mouvements et les déploiements principaux de la campagne dans son ensemble et des opérations du siège lui-même.

Sur mer

Le 5 septembre, ancré à l’entrée de la baie, de Grasse aperçoit les voiles adverses. Laissant quatre vaisseaux bloquer les rivières, abandonnant sans hésiter ses chaloupes, dix-huit cents hommes et quatre-vingt-dix officiers occupés au débarquement des régiments de Saint-Simon, ayant laissé filer ses ancres, il prend la mer avec vingt-quatre vaisseaux de ligne totalisant dix-sept cent quatre-vingt-quatorze canons. Les escadres réunies de Graves et Hood, qui ont du mal à se coordonner, comptent seulement dix neuf vaisseaux, soit près de quatre cents canons de moins. Gênés par un banc de sable, les Anglais ne peuvent bénéficier de l’avantage du vent pour attaquer. Deux heures d’engagement entre l’escadre anglaise et l’avant-garde de Bougainville vont être décisives: plusieurs vaisseaux anglais ne naviguent plus qu’avec difficulté. Trois cent trente-six hommes sont hors de combat (deux cent vingt-trois chez les Français). Cinq jours durant, les deux flottes manœuvrent sans s’affronter, de Grasse entraîne progressivement vers le large l’Anglais qui renonce alors et regagne New York après avoir brûlé le Terrible. Il reviendra avec des renforts, mais trop tard pour sauver l’armée de Lord Cornwallis. Entre temps, venu par le grand large puis le sud, Barras est entré dans la baie avec huit vaisseaux, l’artillerie de siège et dix-huit navires de transport. Ces derniers sont mobilisés pour accélérer l’arrivée des fantassins français et américains en allant les chercher à Annapolis, au fond de cette mer intérieure que constitue la baie de la Chesapeake. Le noeud coulant se resserre.

Sur terre

Venant de Newport, l’armée de Rochambeau avait rejoint les forces de Washington non loin de New York. Le 14 août, à l’annonce du départ du Cap de l’armée navale, les forces alliées ont remonté l’Hudson, pour la traverser, contourné New York et pris le chemin de la Virginie. Arrivés, les Américains joignent aux 2500 continentaux venant du nord les 1500 hommes de La Fayette et 3300 miliciens de Virginie. Côté français, aux 5000 hommes de Rochambeau s’ajoutent les 3500 soldats de Saint-Simon et 800 fantassins prélevés par de Grasse sur ses garnisons de vaisseaux pour l’investissement de Gloucester, de l’autre côté de la rivière d’York.

Les 8225 défenseurs (dont 1700 hommes de Hesse ou d’Anspach et 840 marins) avec leurs soixante-quinze pièces de campagne au calibre maximal de douze ne pouvaient tenir longtemps face aux 17300 soldats alliés (non compris la marine), équipés de cent bouches à feu, parmi lesquelles douze redoutables pièces de siège de vingt-quatre, dont la portée et la force de pénétration sont bien supérieures à celles de leurs adversaires. L’investissement d’Yorktown débute le 28 septembre, les troupes creusent et arment, à deux cent cinquante toises (500 mètres) de l’ennemi, une première parallèle qui ouvre le feu le 9 octobre; une seconde parallèle, à cent cinquante toises, est complétée le 15 par la prise de deux redoutes. Les pourparlers débutent le 17. La garnison, qui a cinq cent quatre-vingt-seize hommes hors de combat, dépose les armes le 19 sur les deux rives. Les Américains comptent vingt-trois morts et soixante et onze blessés, les Français, cinquante morts et cent vingt-sept blessés. Les mêmes soins sont prodigués aux blessés des deux camps. Cette victoire, qui conduit deux ans plus tard à la paix de Versailles, fait de Louis XVI le seul souverain français ayant gagné une guerre contre l’Angleterre en cinq siècles: de la victoire de Castillon (Guyenne), qui en 1453 mettait fin à la guerre de Cent Ans, jusqu’à nos jours.